Les amours d\’une soeur de Charité – "LE RAPPEL" n° 4856 du mercredi 27 juin 1883 (source : Gallica.Bnf.fr) – version texte

TRIBUNAUX 

LES AMOURS D\’UNE SŒUR DE CHARITÉ 

Un riche industriel, âgé de trente-six ans, M. Bonné, et une ancienne sous-directrice de couvent, sa femme, qui a de quelques années dépassé la cinquantaine, viennent de plaider l\’un contre l\’autre, à Paris, devant la 1re chambre du tribunal civil. 

M. Bonné demande qu\’on annule le mariage qu\’il contracta, il y a seize ans, avec la religieuse, Mlle d\’Aussaguel de Lasbordes. 

Me Cléry, qui se présente pour lui, s\’exprime en ces termes : 

M. Anatole Bonné, mon client, était né le 2 avril 1847, à Brienon-l\’Archevêque (Yonne), il était le deuxième de douze frères et sœurs. Il appartenait à une famille très honorable, mais de position modeste. 

Mlle d\’Aussaguel de Lasbordes, elle, était née en 1827. Sa famille jouissait dans le Midi d\’une certaine réputation ; un de ses oncles avait été général sous le règne de Louis-Philippe. 

Sous le coup d\’une déception d\’amour assez vive, Mlle de Lasbordes était venue se jeter dans un couvent à Paris, chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Elle prononça ses vœux ; après le noviciat et dans l\’ardeur de son prosélytisme, elle décida sa sœur à en faire autant. 

En 1851, elle fut envoyée à la communauté, de Madrid. Là, elle fut très goûtée, très appréciée par la haute société madrilène et elle devint sous-directrice. 
Ce fut en 1864 que M. Anatole Bonné, alors employé à la construction d\’un des chemin de fer du Nord de l\’Espagne, fut présenté à la sous-directrice ; à dix-huit ans à peine, il tombe amoureux fou de cette sœur de trente-huit ans. 

Pour éviter le scandale de cette intrigue, qui ne tarda pas à être divulguée, la sous-directrice fut déplacée et envoyée à Bordeaux. Elle y resta jusqu\’en 1866. M. Bonné quitta tout pour l\’aller rejoindre et il vint s\’établir également à Bordeaux. 

Après deux ans d\’un amour platonique, quoique partagé, Mlle d\’Aussaguel de Lasbordes finit par céder et s\’enfuit du couvent. 

Elle vint à Paris avec son amant et ils vécurent ainsi quelque temps. 

Cependant, pour calmer les remords d’une conscience quelque peu troublée par des souvenirs mal effacés, elle alla se jeter aux pieds de ses parents et implorer leur pardon. Elle trouva sa mère inflexible et dut revenir à Paris, sans avoir obtenu l\’autorisation de se marier qu\’elle avait été solliciter. 

Dans son désespoir, elle se tourna de nouveau vers le ciel et alla frapper à la porte de son couvent. Là on l\’accueillit ; mais, comme pénitence, on l\’envoya à Amiens, cette fois, en qualité de simple sœur. Ce n\’était plus l\’ancienne sous-directrice de Madrid; c\’était désormais la « sœur Marthe ». Ce changement rendit sa position très difficile, et l\’amour n\’était pas éteint dans son cœur. 

Elle quitta de nouveau le voile et revint trouver son amant à Paris. 

Ils reprirent la vie commune jusqu\’en 1875. 

Dans l\’intervalle, deux incidents s\’étaient produits. Le premier, c\’est un voyage accompli, en 1869, par les deux amants en Angleterre et la visite qu\’ils avaient été rendre l\’un et l\’autre à un chapelain de Londres. C\’est ce qu\’elle appelle aujourd\’hui son mariage. 

Le second incident, plus sérieux, c\’est la guerre de 1870, pendant laquelle M. Anatole Bonné sut faire noblement son devoir. 

Entre-temps, Mlle de Lasbordes, enceinte, s\’était rendue à Albi, auprès de sa mère, qui la chassa ! Un hasard la fit accoucher à Issoudun. 

A la suite de tous ces événements, M. Bonné et Mlle de Lasbordes se réunirent; mais la vie commune ne réussit plus à leur donner le même bonheur qu\’autrefois. On arriva ainsi jusqu\’en 1880. Les affaires de M. Bonné avaient prospéré, grandi; il était devenu riche. D\’autre part, le père, la mère de Mlle de Lasbordes étaient morts successivement sans jamais reconnaître les prétendus époux. 

A la suite de discussions plus profondes et d\’une mésintelligence sans cesse croissante, Mlle de Lasbordes a demandé en 1882 sa séparation de corps. C\’en était trop. M. Bonné a répliqué par la demande en nullité de mariage qui vous est actuellement soumise. 

Après cet exposé, Me Cléry examine la question de droit que soulève la demande : 

Le mariage, célébré à Londres le 4 avril 1869, dans les conditions que l\’on sait, est il nul ou valable ? Les nullités se précipitent dans cette affaire ; elles forment un véritable faisceau imposant. 

D\’abord, pas de consentement des parents. 

La loi anglaise ne l\’exige pas. Mais M. Bonné est Français, et son statut personnel le suit partout. 

En outre, nous rencontrons la violation de l\’article 151 du Code civil, c\’est-à-dire le défaut absolu d\’actes respectueux et l\’absence de toutes publications et de toute publicité. 

Enfin, l\’acte de mariage n\’a pas été transcrit en France. 

Mais, dit-on, Mlle de Lasbordes peut invoquer une possession d\’état constante ? Jamais, au contraire, sa famille n\’a pris le mariage au sérieux, et elle n\’est escortée à cette audience d\’aucuns témoignages qui puissent faire admettre cette prétendue possession d\’état. 

Mais, ce mariage contracté en Angleterre qui ne peut être qu\’un mariage religieux puisqu\’il n\’y a pas de mariage civil, ce mariage serait nul pour Mlle de Lasbordes qui avait 
prononcé des vœux solennels, comme religieuse, et, d\’après le droit canonique, les vœux solennels sont un empêchement au mariage. 

Me Cléry discute vivement ce dernier point ; Mlle de Lasbordes aurait dû, dit-il, se faire accorder une dispense par l\’autorité ecclésiastique. A cette condition seule son mariage eût pu être valable ; l\’union contractée à Londres le 4 avril 1869 est nulle de plein droit. 

Me Paul Josseau, au nom de la défenderesse, répond : 

Mme Bonné proteste énergiquement contre les fables qu\’il a convenu à M. Bonnet d\’introduire dans le débat pour l\’outrager plus cruellement. En faisant un tel procès après quatorze ans de mariage et de vie commune, après la naissance d\’un fils âgé de douze ans, en voulant transformer un mariage légitime et honorable en un concubinage illégitime et déshonorant, M. Bonné insulte gravement sa femme et, du même coup, il s\’avilit lui-même et compromet son honneur ! 

Oui, Mme Bonné a été religieuse, mais si elle est rentrée chez les filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, ce n\’était pas par suite d\’une déception d\’amour, comme M. Bonné ose le dire, mais par suite de l\’éducation morale et religieuse très élevée qu\’elle avait reçue dans sa noble et chrétienne famille, la famille d\’Aussaguel de Lasbordes. Ses père et mère ont tenu avant tout à transmettre à leurs nombreux enfants la noblesse de sentiments et l\’énergie de la foi religieuse qui étaient passés dans le sang et les traditions de leur race. 

Une autre de ses sœurs a suivi la même vocation. Devenue sœur de charité, Mlle de Lasbordes se dévoua courageusement dans tous les postes qui lui furent confiés : elle se donna tout entière et sans ménager son temps ni sa santé. Mais après quelques années, elle dut reconnaître, d\’accord avec ses supérieures, qu\’elle avait trop présumé et abusé de ses forces et qu\’elle ne pouvait pas poursuivre plus longtemps cette existence héroïque. En quittant la robe des filles de la Charité, elle entendait non pas se marier ni mener la vie du monde, mais se faire une vie de retraite et de pénitence. Elle prit donc pension chez les dames de la Croix, à Paris. Elle menait une vie austère et ne sortait que pour exercer au dehors les œuvres de charité auxquelles elle n\’avait cessé de se consacrer. 

C\’est ainsi qu\’un jour elle fut appelée à donner son assistance à un malheureux jeune homme gravement malade, sans parents, sans amis, sans ressources, c\’était M. Anatole Bonné. 

Le pauvre malade reconnut avec joie dans celle qui venait à son secours l\’ancienne sœur de charité qui, plusieurs années auparavant, à Madrid, avait puissamment assisté, dans un moment d\’épreuve difficile, son père, sa mère, et dix ou douze frères et sœurs. Le malade fut secouru, soigné et guéri. Ne bornant pas là sa charité, Mlle de Lasbordes lui obtint du travail en le faisant entrer à la Compagnie du chemin de fer du Nord. 

M. Bonné fut très reconnaissant. Dès qu\’il avait un instant de liberté, il venait voir sa bienfaitrice. Il multiplia ses visites, l\’expression de ses sentiments prit peu à peu un caractère plus tendre et enfin il demanda la main de Mlle de Lasbordes. 

Cette demande ne fut d\’abord pas accueillie : Mlle de Lasbordes n\’avait jamais songé à se marier, et elle était bien plus âgée que M. Anatole Bonné. Cependant M. Bonné renouvelait sa demande avec les plus pressantes instances. En faisant un retour sur elle-même, Mlle de Lasbordes reconnut qu\’au sentiment de pure charité qui l\’animait à l\’origine, avait succédé avec le temps un véritable attachement pour ce jeune homme qu\’elle avait deux fois sauvé de la misère et qui lui manifestait 
la plus touchante gratitude, Elle donna son consentement

Le consentement des parents de M. Bonné fut demandé et obtenu; M. de Lasbordes, après quelques objections, donna aussi son consentement à la condition qu\’il n\’y eût pas de publications en France. Cette condition n\’arrêta pas M. Bonné. II résolut de se marier en Angleterre. Le mariage fut, en effet, célébré à Londres le 4 avril 1860, dans l\’église royale catholique de Pologne. 

M. Bonné était parvenu au comble de ses vœux. 

Depuis le mariage, les époux Bonné ont été en possession d\’état constante et invariable d\’époux légitimes pendant quatorze ans. M. Bonné, par son travail et son industrieuse activité, grâce à des spéculations heureuses, parvint à l\’aisance, puis à la richesse. Mais, devenu riche, il se relâcha de ses habitudes de travail; avec la fortune, était venu l\’amour des plaisirs; il négligea d\’abord le travail, puis manqua à ses devoirs envers sa femme. 

A la suite d\’une expulsion brutale du domicile conjugal, au mois de septembre dernier, Mme Bonné, qui avait longuement patienté, se décida à introduire une demande en séparation de corps. 

C\’est à cette demande que M. Bonné répondit par la demande en nullité de mariage actuellement soumise au tribunal. 

Conformément aux conclusions de M. le substitut Roulier, le tribunal, dans son audience d\’hier, a rejeté la demande de M. Bonné « attendu que toutes les clauses de nullité invoquées par le demandeur sont des nullités de formes qui se trouvent couvertes par la possession d\’état », et qu\’il résulte d\’autre part des documents produits que les filles de la Charité prononcent seulement des vœux annuels, qu\’elles sont libres de ne pas renouveler, ce qui, par suite, leur permet de contracter mariage au point de vue canonique, si elles le jugent à propos. 
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